[ À propos d'Aberfoyle

Par Simone Vierne

Dans le prolongement de notre hommage à Mme Simone Vierne (BSJV n°192), nous vous proposons cette étude, initialement publiée en 1972 dans le BSJV n°23. C’est l’un des célèbres exemples pour les vernistes de l’interprétation à laquelle se risque quelques chercheurs, parfois avec bonheur, de sous-entendus d’un texte ou d’un paragraphe, à partir d’un simple mot ou d’une orthographe bricolée par Verne lui-même. Si les résultats, souvent, éclairent une lecture adulte  échappant aux « mioches », il peut aussi s’agir parfois d’un simple jeu à distance, sans conséquence, entre les analystes et l’auteur Nantais. Car comme le rappèle ici Simone Vierne, Verne était aussi un vrai amateur de beaux jeux de mots et de cryptogrammes.


         On sait que la mine des Indes-Noires est située, d’après les indications données au début du roman, en Ecosse, dans le comté de Stirling. A vrai dire, cette petite ville est en réalité dans celui de Perth, mais les lieux nommés sont à la limite des deux comtés. Le chapitre III raconte le voyage de James Starr depuis Edimbourg avec une grande précision : Jules Verne a fait son premier voyage en Ecosse en 1859, soit dix-huit ans auparavant, mais il en a écrit une relation, inédite, que M. Jean JulesVerne a eu l'amabilité de me laisser consulter. A sa lecture, on se rend compte de tout ce que le roman doit au voyage. Il n'est pas exclu, du reste, que Jules Verne ait pensé dès ce moment, plus ou moins consciemment, à l'exploiter littérairement de quelque manière, car il conclut en s'écriant, à propos des deux voyageurs (Hignard et lui-même) : " ( … ) ils ont tout effleuré, mais ils n’ont rien vu !"

C'est donc maintenant. au retour, que leur excursion sérieuse commence, car l'imagination sera désormais leur guide quand ils voyageront dans leurs souvenirs. Belle épigraphe pour les futures Indes-Noires...

On peut noter aussi que, curieusement, Jules Verne et son ami ne visitent pas l'exploitation minière attenante à un château où ils font une halte, dans ce "comté" sous lequel s'étend la partie la plus riche des houillères d'Ecosse (fol.149). En ont-ils visité une autre? C'est possible. Il est aussi probable que Jules Verne a rafraîchi sa mémoire, en 1878, en consultant au moins l’Atlas Malte-Brun, qu'il signale dans la relation de voyage comme l’un des ouvrages qu'il utilise pour préparer son voyage.

Pourquoi cependant avoir choisi, parmi tant d'autres, la bourgade d'Aberloyle pour y placer l'action de son roman? M. Michel Serres en a donné une raison fort habile dans la revue Critique1. selon une méthode chère aux structuralistes, mais que M. Moré avait employée aussi avec bonheur. Aberfoyle, dit-il, doit se lire Abe(rfo)yle, c'est-à-dire « abeille» ; la mine est alors une ruche. stéréotype qui vient immédiatement à J'esprit, et sous la plume de Jules Verne (mais non sans une pointe d'humour qui ne semble pas avoir frappé M. Serres) : « Cette excavation se composait de plusieurs centaines d'alvéoles ( ... ). On eût dit une ruche. avec des cellules, capricieusement disposées, mais une ruche construite sur une vaste échelle, et qui, au lieu d'abeilles, eût suffi à loger tous les ichtyosaures, les mégathériums, les ptérodactyles de l'époque géologique!» (p. 62, éd. Hetzel). On pourrait même renchérir, en notant que le cliché est déjà venu sous la plume de l'auteur, dans Hector Servadac, dont il corrige les épreuves tout en composant les Indes-Noires.

J'ai moi-même, dans cet esprit, proposé une autre lecture du nom, qui m'a paru éviter l'arbitraire de la suppression des trois lettres, qui change totalement la prononciation et la forme même du mot. J'ai donc avancé, dans ma thèse, que la première partie du nom, « Aber », est, pour un Breton (et un marin) celui que l'on donne à ces golfes profonds de la côte au nord de Brest. Sur le plan de l'imaginaire, le golfe, le creux, le sein (de la terre), la grotte, et par extension la mine, sont les formes privilégiées de tout ce qui abrite dans le bonheur et la sécurité, et telles sont bien la mine et l'immense grotte de la Nouvelle·Aberfoyle. Pour la seconde partie, cependant, j'ai moi aussi été obligée de modifier le mot, dans des limites moindres cependant : j’ai hésité entre le mot anglais « fowl », l'oiseau, qui consonne en outre avec « owl », le hibou, et « fol », ce qui donne respectivement : le refuge du harfang, ou celui du (pénitent) fou.

Mais à la réflexion, c'est là déployer bien de la subtilité. Après tout, Aberfoyle existe réellement, et je l'ai même traversée, il y a une dizaine d'années, pour me rendre à ces points touristiques, qui, déjà célèbres du temps de Jules Verne, ont provoqué son enthousiasme aussi bien dans la relation de voyage que dans le roman: les Trossachs, et le lac Katrine.

Plus important encore : si Aberfoyle ne se trouve pas sur la route directe d'Edimhourg aux Trossachs, elle a un «passé» littéraire qui la tire à jamais de l'obscurité. D'abord, c'est le décor de l'un des romans de Walter Scott, « Rob Rov »; Jules Verne le cite parmi ceux qu'il a lus pour se « préparer» à son voyage, et il le nomme encore au cours de la relation. Toute la région, et spécialement Aberfoyle, est aussi le cadre du célèbre conte de Nodier, « Trilby ou le lutin d'Argan»2. Or, toujours dans la relation du voyage, et avant même Walter Scott, Jules Verne cite Nodier, ce « dériseur sensé » , précise-t·il, employant cette sorte d'épithète de nature du conteur. On voit quelles images devaient naître dans l'esprit du lecteur d'alors, à qui les contes de Nodier et les romans de Walter Scott étaient familiers !

Aussi importe-t·il peu, en définitive, de se demander si, réellement, il y avait une mine à Aberroyle. Tout le sud de l’Ecosse est riche en houille, mais il n'y a pas, actuellement, dans ce secteur précis, d'exploitation. Ce qui ne veut pas dire. évidemment, qu’il n’y en ait pas eu du temps de Jules Verne; mais il avait de toute façon le choix entre bien des noms de lieux dans toute cette riche région minière.

Sans doute ne peut-on rejeter entièrement les interprétations de M. Serres ou la mienne, car les jeux ne sont pas à exclure chez cet amateur de bons mots et de cryptogrammes. Mais il faut demeurer très prudent. Dans ce cas précis, ils ne peuvent être qu'une raison très secondaire du choix, si tant est qu’ils jouent un rôle. Pour cette histoire fantastique, les souvenirs littéraires, comme ceux du voyage en Ecosse, me semblent avoir déterminé le décor, qui se prête en outre très bien à l'invention de divers épisodes dramatiques.

1Numéro 263 d'avril 1969.

2Nodier cite au début, " La ballade du revenant d’Aberfoïl " … Serait-ce un ancêtre du vieux Silfax? (N.DL.R.)

En mémoire de Simone Vierne (1932-2016)
(coll. Société Jules Verne) 


bulletin de la société jules verne

192 Août 2016

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