Le billet d’Alcide - Mai 2016
Par Jean Demerliac
[ Un voyage extraordinaire de Jules et Michel Verne au pays des people
L’actualité vernienne du mois de mai a été marquée par deux événements extraordinaires dans le monde des people. Le premier est la révélation au Grand Journal de Canal+ que Nabilla, la grande étoile de la téléréalité, « ne connaît pas Jules Verne ». Celle-ci a même déclaré en regardant une photo de l’écrivain qu'elle jugeait « ce mec trop bizarre ».
Le second, de plus grand rayonnement, est une vidéo amateur prise pendant un concert de la chanteuse Beyoncé à Raleigh (Caroline du nord), dans laquelle un individu grisonnant, vêtu d’un Tshirt orange et d’un short noir à fines rayures blanches, lit une traduction grecque de Pilote du Danube, tranquillement assis sur une chaise pliante. Il n’en fallait pas plus pour enflammer la toile. Postée sur Tweeter, la vidéo « likée » plus de 9 500 fois et « retweetée » plus de 7 800 fois a fait la une des sites des grands quotidiens : « Man not impressed by Beyoncé reads book at her N.C. concert » (nydailynews.com), « Il lit Jules Verne au concert de Beyoncé » (leparisien.fr), « Beyoncé : un spectateur s’ennuie pendant un de ses concerts et sort un livre ! » (Voici.fr) ou, plus chauvin, « Jules Verne plus fort que Beyoncé » (courrier-picard.fr).
Sommé de s’expliquer sur son attitude que, sous un certain angle, on pouvait juger irrévérencieuse envers Queen Bee (qui n’a pas commenté), notre stoïque lecteur, un Américain d’origine grecque de 66 ans du nom de George Papageorgiou, a déclaré : « Après un petit moment, on a regardé le spectacle. C’était bien, puis on s’est rassis. J’ai pris mon livre et j’ai commencé à le lire. » Il a indiqué que Le Pilote du Danube lui avait été offert par ses parents au Caire il y a 53 ans et qu’il l'avait déjà lu 7 ou 8 fois. « Je l’adore. Il n’existe probablement aucun livre qui ait autant influencé mon goût pour la géographie ».
Un détail ignoré de M. Papageorgiou, comme des nombreux internautes stupéfaits qui ont pu (presque instantanément et à son insu) prendre connaissance de cet incident, est qu’il ne lisait pas exactement du Jules Verne. Ce dernier a bien raconté dans Le Beau Danube jaune le voyage d’Ilia Krusch, lauréat du concours de pêche de la Ligue danubienne, depuis l’extrême source du Danube jusqu’à son extrême embouchure sur la mer Noire (3000 km) et on ne peut qu’être frappé de la similarité de la situation de M. Papageorgiou et de celle du naïf et placide Ilia Krush, qui n’a rien vu ni compris et est devenu héros malgré lui.
Toutefois, notre lecteur n’a pu avoir accès qu’à la traduction grecque de la version remaniée de ce roman par Michel Verne, le fils de l’écrivain, celle qui est intitulée Le Pilote du Danube et qui nous raconte l’histoire non pas d’Ilia Krush, mais d’Ilia Brush (alias Serge Ladko), dépouillé de tous les traits sympathiques et papageorgiens dont l’avait doté Jules Verne. On sait combien, sous d’autres latitudes, de tels détails peuvent avoir leur importance, mais à quoi bon ces Brush, Krush, brush et cruche, nous savons bien que là n’est évidemment pas l’essentiel. Pour les admirateurs de Beyoncé, le comportement de M. Papageorgiou est une pure énigme et laisse une impression d’énorme gâchis. D’autres, de purs mauvais esprits, voient dans son impassibilité la preuve faite de l’ineptie de Beyoncé, pas si entraînante et intéressante que ça finalement, quoique pouvaient laisser penser ses démêlés conjugaux avec son bad boy Jay Z.
On parle, on discute et et on perd de vue le principal : à savoir qu’il est désormais prouvé qu’un livre de Jules ou de Michel Verne, y compris Le Pilote du Danube à la septième ou huitième lecture, a la capacité d’absorber son lecteur au point que celui-ci supporte un niveau sonore de 110 d écibels, une foule de fans suractivés et résiste au sex appeal légendaire de Beyoncé. Quelle autre leçon en tirer ?