Le billet d’Alcide
Par Jean Demerliac
[ Rue Jules Verne
L’actualité du mois de septembre a été marquée par la disparition de Michel Butor. Celui-ci fut, comme on sait, à l’origine de la renaissance de Jules Verne et l’étude qu’il lui consacra en 1948, « Le Point suprême ou l’âge d’or », reste encore un sommet indépassé de la critique des Voyages extraordinaires. Sans revenir sur ces pages lumineuses, on rappellera que comme Jules Verne, l’auteur du Génie du lieu et de Mobile avait une prédilection remarquable pour la topographie et la toponymie. Ce sera donc essayer de lui rendre hommage que de s’intéresser aujourd’hui à ces lieux que sont les rues Jules Verne, fussent-ils plus ordinaires que les pôles magnétiques. Coïncidence ? Une rue Jules Verne, plutôt sinueuse et flanquée de deux branches, passe à Annemasse, tout près du lieu où Butor avait décidé de vivre « à l’écart » (bien qu’il y dispensait une généreuse hospitalité, vêtu de son immuable salopette). La rue Jules Verne nous mènerait-elle au Vernoland ?
L’odonymie, entendons sous ce nom savant l’étude des rues qui comportent un nom propre, est une science obscure, bien qu’elle fasse partie de l’horizon de toute société d’écrivain qui se respecte. Lors de sa première assemblée générale, le 9 mai 1936, la Société Jules Verne ne s’était-elle pas donné le but de « perpétuer le souvenir de Jules Verne par tous moyens appropriés », y compris par la création de « rues à son nom » ? Depuis ces lustres, on se doutait que de nombreuses rues Jules verne s’étaient créées un peu partout sur le territoire national, et même, hommage à cet auteur géographique, sur le globe, mais sans avoir une idée seulement approximative de leur nombre. C’est encore un des problèmes de nombres posés par cet écrivain. Combien de cartonnages Hetzel ? Combien de traductions des Voyages extraordinaires et en combien de langues ? Combien d’adaptations cinématographiques ? Combien de bars, d’hôtels ou d’agences de voyages « Jules Verne » ? Autant de questions dont la recherche vernienne pourrait très bien se passer, si celle-ci était indépendante de l’amour des séries, de la passion du tableau de chasse, de la manie de la collection qui finit toujours par frapper les amateurs de cette œuvre comme une malédiction des Sept boules de cristal.
À la différence d’ailleurs d’une collection de cartonnages, d’affiches de films, de jouets,
de vaisselles ou de timbres, une collection de rues Jules Verne ne coûte rien, du moins à l’amateur qui ne
les possède pas, et certaines de ses pièces ne manquent pas de ces aspérités, uniques en leur genre, qui tournent
la tête des collectionneurs. Une rue Jules Verne à Las Cuevas (Baléares) peut s’entendre, mais pourquoi cette
rue César Cascabel à l’étrange forme double ou en lacet près de la gare routière d’Alicante ? Est-ce pour
ressembler à un calamar que la rue Jules Verne a plusieurs branches à Thizy-les-Bourgs (Rhône) ?
Avait-on vraiment besoin d’une rue Jules Verne à Vern-d’Anjou et Vern-sur-Seiche ? Un rond-point Jules Verne
à Langueux (côte d’Armor) fait-il de Jules Verne un « écrivain breton » ?
L’odonymie vernienne est, on le voit, une science pleine de mystères. Si elle était une science exacte ou un peu butorienne, une rue Michel Verne existerait nécessairement, de préférence à Toulon, et de même il existerait une rue Jules Verne à Montmorency aux alentours de Locus Solus. Mais cette science dépend des Conseils municipaux et ses lois nous sont impénétrables. Une partie du voile s’est levé toutefois en 2015, date où l’État a ouvert au public le fichier électronique « FANTOIR » (pour « Fichier Annuaire Topographique Initialisé Réduit »), une base de données qui recense tous les noms et les types de voie de chaque commune dans les 101 départements français. Ce fichier a été récemment analysé par deux journalistes de Slate.fr, Mathieu Garnier et Étienne Quicéré, qui ont réussi à en extraire « les 200 noms de personnalités les plus donnés aux rues, places, boulevards et venelles de France »
« Ces 200 personnalités sont les stars des rues françaises ». On y apprend ainsi qu’avec 614 odonymes répartis sur tout
le territoire national, Jules Verne figure en 44e position de ce « top 200 », toutes catégories
confondues, et en 15e position dans le classement des écrivains. On le retrouve ainsi derrière Victor Hugo
(2555), Émile Zola (1148), Alphonse de Lamartine (1112), Voltaire (1069), Anatole France (851), Molière
(740), Frédéric Mistral (696), Albert Camus (694), George Sand (672), Paul Verlaine (667), Jacques Prévert
(655), Jean-Jacques Rousseau (653), Alphonse Daudet (631), et enfin, Marcel Pagnol (629), qu’il
talonne de près, alors qu’il a une avance confortable sur Pierre de Ronsard (554), Henri Barbusse
(545), Jean Racine (541), Jules Michelet (522), Pierre Corneille (519), et une bonne cinquantaine
d’autres qui traînent en queue de peloton. Les deux journalistes ont publié un deuxième article,
« Quelle personnalité a le plus de rues à
son noms dans votre département ? », accompagné cette
fois de cartographies qui nous offrent une représentation visuelle de la manière dont les noms des
personnalités les plus célèbres ou les plus célébrées se répartissent dans les rues du territoire.
Ces différentes cartes, dont une est consacrée à l’auteur des Voyages extraordinaires, mettent toutes en valeur un phénomène bien connu de l’odonymie, à savoir la surreprésentation d’une personnalité ou d’une gloire dans la région dont il est originaire. La Bretagne étant, d’après les deux data-analystes, le territoire qui met le plus en avant ses gloires locales, Jules Verne profiterait donc tout particulièrement de ce parti-pris « localiste » (réglant ainsi d’une certaine façon, un peu cavalièrement sans doute, la question de savoir si Nantes et la Loire Atlantique font bien partie de la Bretagne qui fait débat depuis Clémenceau). Il en profite également dans la Somme et à Amiens (où il était conseiller municipal) et se trouve globalement bien loti en région parisienne et à l’ouest du territoire national.
Toujours dans ce mouvement d’ouverture des données publiques, le ministère de l’éducation a mis en ligne son
fichier des 67 201 établissements publics et privés du premier et du second degré. Ce fichier a été cette
fois analysé par deux « décodeurs » du Monde, Luc Bronner et Maxime Vaudano, qui ont à leur tour présenté
leur palmarès.
Dans ce nouveau classement, Jules Verne fait beaucoup mieux que dans les rues, puisque avec
229 établissements (173 écoles, 40 collèges et 15 lycées), on le retrouve non plus en 44e position mais e
n 23e position du classement général et en 5e position dans le classement des écrivains, derrière Jacques
Prévert (472 établissements, 4e rang du classement général), Victor Hugo (365, 10e rang), Jean de la Fontaine
(335, 14e) et Marcel Pagnol (234, 22e) qu’il talonne toujours de près, alors qu’Anatole France (177, 29e)
et Albert Camus (176, 30e) sont à la traîne.
Les Décodeurs du Monde mettent également à disposition du lecteur une application qui permet de localiser tous les établissements sur une carte de France et qui confirme le constat de localisme qu’observaient les journalistes de Slate.fr.
Tous ces résultats soulèvent bien des questions sur les circuits de la mémoire officielle qui exigeraient de trop longs développements, mais se figure-t-on que ce Vernoland est un véritable morceau de gruyère, que ni l’Ariège, ni le Cantal, ni la Haute-Corse, ni la Corse-du-Sud, ni la Creuse, ni la Haute-Loire, ni les Hautes-Alpes, ni le Lot et la Lozère n’ont même pas une seule rue, allée ou impasse Jules Verne ? N’ont-ils donc pas de conseils municipaux, de villes, de villages, de places et de rues là-bas ? Ne serait-il pas opportun d’y dépêcher quelques missionnaires ?