bulletin de la Société Jules Verne
N°203 Novembre 2021
[ Table des Matières
[ Éditorial
Après le dernier numéro presqu’entièrement consacré à des textes inédits et fragments de Jules Verne, le Bulletin actuel présente un éventail de sujets des plus variés. Mentionnons des thèmes aussi divers que la carte de l’île Lincoln, discutée par Marie-Hélène Huet, la mise en scène de phénomènes ophtalmiques repérés par Philippe Burgaud dans quelques adaptations cinématographiques, l'origine très discutée du cartonnage dit « au steamer », réévaluée de nouveau – et peut-être définitivement – par Michel Granger, ainsi que le manuscrit du Docteur Ox, dont deux pages sont décrites par Ariel Pérez.
Claude Bollinger revient à cette même nouvelle pour trouver des similitudes avec la pandémie actuelle qui a beaucoup réduit les activités verniennes sans pourtant réussir à les anéantir complètement, comme en témoignent les deux comptes rendus de Laurence Sudret. Piero Gondolo della Riva a même pu profiter du confinement imposé pour fouiller ses cartons oubliés et a retrouvé des lettres adressées par Marguerite Allotte de La Fuÿe à Louis Jules Hetzel. Ces curieux documents jettent une nouvelle lumière sur les rapports entre ces deux personnages et l’œuvre de l’écrivain.
L’année 2021 a commencé par la publication d’un témoignage biographique inédit sur Jules Verne, les souvenirs de Raymond Ducrest de Villeneuve, annotés par William Butcher ; elle finit de même, par la publication de la correspondance entre Marie Guillon, née Verne, et son fils Claude, compositeur nantais, que nous présenterons dans le prochain numéro (voir notre site, pour plus amples informations).
Aristide Hignard, l’ami compositeur et collaborateur de Jules Verne, aura son 200e anniversaire en 2022. Son œuvre reste toujours à explorer, comme d’ailleurs celle de son confrère Claude Guillon-Verne. Nous fêterons cet événement en publiant, à partir de ce numéro, quelques articles documentaires aptes à mieux cerner ce personnage qui a vite sombré dans l’oubli – à tort ou à raison, voilà ce qui reste à déterminer. La première volée d’une suite d’hommages en vers à Jules Verne, plus ou moins réussis, mais intéressants eu égard à la réception des Voyages extraordinaires, clôt ce numéro.
La rédaction
[ NOTES SUR LA CARTE DE L’ÎLE MYSTÉRIEUSE
Par Marie-Hélène Huet
Si les lecteurs de L’Île mystérieuse entrevoient progressivement les contours singuliers de la terre qui a sauvé les exilés de Richmond, la carte complète de l’île, celle qui élucide finalement sa « forme assez étrange » (I, XI) [illus. 7], n’est publiée qu’à la fin de la première partie, au chapitre XXII qui se conclut, on s’en souvient, avec l’épisode du « grain de plomb ». Ce décalage réduit le lecteur aux informations à la fois détaillées et fragmentaires que donne l’auteur, et il fut certainement ressenti de façon plus marquée par les premiers lecteurs du Magasin d’éducation et de récréation qui suivaient depuis le 1er janvier 1874 les aventures des naufragés de l’air : ils durent attendre plusieurs mois pour découvrir la forme concrète de ce « ptéropode monstrueux » que la description de Verne donnait quelque peine à imaginer. La raison initiale du décalage – le retard de l’auteur à signaler qu’il y aurait une carte à insérer dès le début du roman – nous est donnée dans la correspondance de Verne et Hetzel, et ce même décalage sera reproduit dans toutes les éditions illustrées de l’œuvre1.
Malgré les assurances de l’auteur – « Voici, en effet, la configuration exacte de cette île, qu’il importe de faire connaître » – la description du chapitre XI ne permet guère de s’en faire une idée globale, tant elle est ponctuée de découpes qui semblent s’ajouter les unes aux autres sans toutefois composer un ensemble cohérent : à la mâchoire entrouverte d’un formidable squale s’ajoutent le crâne aplati d’un fauve endormi et l’appendice caudal d’un gigantesque alligator, soit, comme on l’a souvent remarqué, une île-animale, fantastique, striée de zones sablonneuses, de vallées profondes, de gorges étroites, de marécages et d’inabordables falaises, le tout couronné par un volcan. La carte enfin publiée par Verne ne devait pas décevoir les lecteurs. Mieux, son étrangeté même invitait l’exploration et entraîna nombre de recherches sur les origines de cette terre insolite dont les contours remarquables avaient visiblement séduit l’auteur. Il faudrait peut-être s’interroger sur les raisons paradoxales qui invitèrent tant de lecteurs passionnés par L’Île mystérieuse à fouiller les cartes des océans en quête d’une île dont l’auteur nous avait pourtant prévenus « qu’il ne restait plus qu’un morceau de granit battu par les lames du Pacifique. » (III, XX). Mais c’est sans doute un effet particulier des Voyages extraordinaires de conclure un récit sans pour autant assouvir notre curiosité, bien au contraire. Tout lecteur vernien, on le sait, se découvre à la fois navigateur et cartographe2.
Il nous paraît possible que Jules Verne ait simplement pris pour modèle de l’île Lincoln la carte de l’île Juan Fernandez, célèbre pour avoir abrité pendant 4 ans le matelot Selkirk dont on croyait alors qu’il avait servi de modèle au Robinson Crusoé de Daniel Defoe3. La carte de l’île avait été publiée en 1753 dans l’Histoire générale des voyages et accompagnait le récit du périple de l’amiral Anson au large des côtes chiliennes. La gravure était signée par Jacques-Nicolas Bellin et portait le titre : « Carte particulière de l’Isle de Juan Fernandez, tirée du voyage de l’Amiral Anson » [illus. 8]. Il faut également noter que la gravure est orientée sur un axe Nord-Est/Sud-Ouest : si on la replace dans l’axe traditionnel Nord-Sud, sa ressemblance générale avec l’île Lincoln est encore accentuée, sans toutefois, il faut l’avouer, lui conférer l’aspect presque effrayant des mâchoires entrouvertes dessinées par Jules Verne.
Jules Verne semble avoir suivi la forme singulière de Juan Fernandez, mais en accentuant ses irrégularités et en lui assignant dans sa description ce caractère monstrueux qui a tant frappé les lecteurs. Outre la découpe de leurs abords, les deux îles ont une similarité topographique elle-même assez surprenante. On a maintes fois souligné la désinvolture apparente avec laquelle Jules Verne avait réuni sur l’île Lincoln tant de terrains variés, offrant aux naufragés un échantillon étonnant de faune et de végétation dans une partie fertile et riche qui offre un contraste frappant avec l’aridité des étendues sableuses.
Or, Anson avait lui-même fait de semblables observations sur Juan Fernandez...