bulletin de la Société Jules Verne


200 Mai 2020

[ TABLE DES MATIÈRES

1 LA RÉDACTION :
Éditorial
2 J.-L. Mongin :
6èmes Rencontres Jules Verne, novembre 2019 – Nantes, ou Le Robinson dans tous ses états
4 V. Dehs :
À propos d’une photographie de Jules Verne
6 G. Carpentier :
Mariage et filiation chez maître Antifer
16 M. Á. Navarrete :
Crejimba. Trois clefs pour un arc et sa corde
25 J.-L. Mongin :
Petites chroniques du Musée des familles. Dans lesquelles, au détour de quelques articles d’époque, le lecteur pourra découvrir ou redécouvrir trois textes, trois tours et trois écrivains
34 M. Ch. & D. Collomb-Clerc :
Un phare du bout du monde écossais
36 V. Dehs :
Le premier grand entretien de Jules Verne ou comment Nord contre Sud fit son entrée aux États-Unis
57 Différents Auteurs:
Glanes et notules
60 J.-C Bollinger :
Jules Verne mentionné dans quelques périodiques anglais contemporains (1874-1922)
66 J.-L. Trudel :
Fables canadiennes : quand on accusa un politicien
84 M.-H. Huet :
William Butcher, la biographie de Jules Verne en audiobook
86 V. Dehs :
Cinq semaines en ballon, commenté par William Butcher
90 P. Gondolo della Riva :
Compléments bibliographiques. propos des cartonnages italiens de la Tipografia Editrice Lombarda
91 LA RÉDACTION :
Repères bibliographiques 2019-2020
118
Table des illustrations
120 Luque :
M. Jules Verne (1890)

[ Éditorial

200 numéros, voici un beau résultat pour une revue littéraire qui, en 58 années d’existence (si l’on inclut la première série parue de 1935 à 1938) a fourni plus de 12 000 pages de documentation sur la vie, l’œuvre et la réception de Jules Verne dans le monde entier. Nous remercions tous ceux qui par leurs contributions, leurs apports divers, leurs soutiens moral et financier ainsi que leur travail dans les coulisses ont rendu possible la parution régulière de notre Bulletin.

Nous pouvons assurer notre public fidèle que ce travail se poursuivra, notamment grâce à la bonne entente et la coopération fructueuse entre la Société Jules Verne et les archives spécialisées de Nantes et d’Amiens. Que les responsables de ces institutions soient également remerciés de leur soutien bienveillant. Si nos numéros paraissent parfois avec du retard, nous demandons à nos lecteurs de nous en excuser, mais plutôt que de leur garantir des délais nous préférons leur fournir une lecture de qualité.

Ce numéro présente comme d’habitude du nouveau tout en jetant un coup d’œil rétrospectif sur les différents domaines de la recherche vernienne : en iconographie, il s’ouvre sur un portrait peu courant de Jules Verne et se clôt par une caricature inconnue. À l’exemple de Maître Antifer, Gilles Carpentier renoue avec la tradition des décryptages auxquels les Voyages extraordinaires – paraît-il – ne cessent d’inviter, tandis qu’en biographie un entretien de Jules Verne de 1887, longtemps perdu, ouvre une perspective inattendue sur ses opinions politiques et incite à une nouvelle lecture du roman Nord contre Sud.

L’étude des sources est présente par deux œuvres aussi différentes qu’Une fantaisie du docteur Ox et que Le Phare du bout du monde ; la réception des Voyages extraordinaires est documentée par des textes trouvés en Grande-Bretagne et au Canada – authentiques et apocryphes. La partie des comptes rendus se consacre cette fois-ci plus particulièrement à des nouveautés signées William Butcher, alors qu’un complément de Piero Gondolo della Riva et nos repères annuels s’efforcent de combler les lacunes en matières bibliographiques.

Que commence la troisième centaine...

[ Mariage et Filliation Chez Maître Antifer


Par Gilles Carpentier




À l’opposé de la Polaire, Cassiopée traçait son double V étincelant1.


Introduction

Mirifiques aventures de maître Antifer est publié en 1894 aux éditions Hetzel en deux volumes in 18. Dans sa préface du livre aux éditions Rencontre, Charles-Noël Martin date l’écriture de ce roman en 1893 en s’appuyant sur la correspondance de Verne et Louis-Jules Hetzel. Il cite également une lettre du 19 novembre 1893 de Jules Verne à Hetzel où l’écrivain déclare attendre les épreuves en page d’Antifer et s’inquiète déjà pour le succès du roman. « J’ai pourtant fait là un roman gai et original, je crois. Mais le public n’en veut plus ! »2. Le fait est que ce roman n’aura pas le succès escompté par son auteur comme l’explique Ch.-N. Martin : « [Ce roman] aurait dû connaître un franc succès. Ce succès, il l’aurait eu certainement si Jules Verne l’avait fait en 1875-1880, et surtout si il lui avait donné un autre titre. Presque toujours, il travaillait avec un titre provisoire et c’est Hetzel qui lui donnait son titre définitif. Là c’est Jules Verne qui l’a baptisé ainsi et il est resté tel. »3. J’ignore si ce titre « trop cérébral »4 a été préjudiciable au succès du roman mais constatons que Verne y tenait particulièrement. C’est aussi, à l’instar du Château des Carpathes, l’un des rares romans que Jules fit lire à son fils Michel avant publication 5.

1. Le point où longitude et latitude se croisent

Antifer est un roman atypique dans la production vernienne. Injustement ignoré, c’est pourtant son roman le plus amusant et, à sa façon, l’un des plus réussis. Verne y déploie avec gourmandise toute sa science de la fiction et du verbe. Et pourtant qu’ont-elles de si mirifiques, ces aventures ? Maître Antifer ne trouvera aucune des merveilles promises dans cette chasse au trésor qui tourne à la farce et fait penser aux romans burlesques des XVIe et XVIIe siècles. Après de nombreuses péripéties, quand on arrive enfin à croiser les longitude et latitude tant convoitées, à faire le point du quatrième îlot, c’est pour découvrir que tout est perdu. « [La] mer ne rend plus ce qu’on a confié à ses abîmes » (1, III)... Trésor perdu, sauf peut-être pour nos « petits-neveux qui vivront quelques centaines d’années après nous » (2, XVI). Au-delà d’une lecture au premier degré très agréable et qui se suffit à elle-même, il m’a toujours semblé qu’il se cachait autre chose dans ce texte truffé d’analogies curieuses, de chiffres, de dates, de latitudes et longitudes.

Dès le premier chapitre, ce roman est marqué du sceau du secret. « Dans lequel un navire inconnu, capitaine inconnu, est à la recherche, sur une mer inconnue, d’un îlot inconnu » (1, I). Kamylk Pacha cherche un « coffre-fort incrochetable » pour y cacher son trésor. Il le trouve sur un îlot où il fait creuser une « véritable fosse dans laquelle le sommeil d’un mort n’eût jamais été troublé par le déchaînement des tempêtes ».

Kamylk-Pacha se tenait à l’écart, l’œil pensif, l’esprit attristé de quelque obsession douloureuse. Se demandait-il s’il ne ferait pas bien de se coucher à coté de ses trésors pour y dormir de l’éternel sommeil ?... Et, vraiment, où trouverait-il un plus sûr abri contre l’injustice et la perfidie des hommes ?... (1, III)

Kamylk-Pacha résiste à cette tentation suicidaire. Il fait alors relever précisément la longitude et la latitude du lieu afin de les conserver précieusement. Un dernier doute l’assaille, le point est-il bien fait ? Il questionne le capitaine Zô 6 :

- Une dernière fois, tu n’as pas besoin pour vérifier ta position en latitude et longitude de reprendre hauteur ?
- Non, Excellence, et je suis sûr de mon point comme je suis sûr d’être l’enfant de ma mère. (1, III) 7

Nous y voilà ! « Sûr d’être l’enfant de ma mère », sous-entendu pas de mon père. C’est la première analogie du roman entre croisement de coordonnées géographiques, rencontre amoureuse et filiation. Ce rapprochement reviendra souvent. Cette chasse au trésor, cette recherche du point où se croisent longitude et latitude devient symboliquement une chasse au mariage, à la rencontre des sexes, aux amours et à leurs fruits. Verne l’écrit explicitement :

« [Ils] s’occupaient des préparatifs de départ pour ce charmant pays du mariage dont le jeune homme connaissait la longitude, et la jeune femme la latitude, ce pays qu’il leur serait si facile d’atteindre en combinant ces deux éléments géographiques » (1, VI).

On ne saurait être plus clair. Réussir ce croisement entre longitude et latitude est la vraie quête du roman. L’équivalence suivante est posée :
• Jeune homme ↔ longitude
• Jeune femme ↔ latitude
Sextant et chronomètre sont les outils pour mesurer cela. Verne l’écrit encore clairement :

Quel soin on prit du sextant et du chronomètre achetés à Saint-Malo – du chronomètre surtout ! Un Saint-Sacrement, sous un dais, n’eût pas été porté avec plus de respect – on pourrait dire de ferveur – par maître Antifer, qui avait voulu s’en charger. Songez donc ! l’instrument qui permettrait de déterminer la longitude du fameux îlot. [...] Un mari n’aurait pas montré plus de sollicitude pour sa femme que notre Malouin en avait pour cet instrument, destiné à conserver l’heure de Paris. (1, XII)

Mais voilà, cela échoue tout le temps, ou presque. Cela donne un côté burlesque et très amusant au roman. Et les meilleurs instruments n’aident en rien. Quand la latitude est là, la longitude est absente. Ou inversement. Et quand les deux sont réunies, leur croisement n’amène que déception, frustration et colères homériques de maître Antifer. Et souvent il n’est même pas possible de faire le point, point que n’a jamais fait Gildas Trégomain en vieux garçon qu’il est, incapable de manier un sextant. Difficile de ne pas voir de double sens avec l’accumulation au chapitre XV des phrases suivantes :

[Le gabarier] serrait sur ses genoux la boîte du chronomètre confié à ses soins, tandis que Juhel, son sextant à la main, guettait inutilement l’occasion d’en faire usage. [...]
Le sextant resta au fond de sa boîte, aussi inutile que l’eût été un collier de femme au fond de son écrin. [...]
À plusieurs reprises, Juhel l’essaya et le sextant retombait sans avoir servi. [...]
Juhel, bien d’aplomb, les jambes écartées, saisit son sextant de la main gauche [...]. (1, XV)8


2. Où surgissent (peut-être) des fantômes du passé

Jusqu’ici les intentions de Jules Verne sont assez transparentes. Son goût pour le jeu de mots, le double sens, est désormais bien connu. Mais n’a-t-il pas voulu avec ce singulier procédé nous dire de chercher plus loin ? « Viens ! Viens encore ! Viens toujours ! » 9 semble-t-il, tel le capitaine Nemo, nous chuchoter à l’oreille. Et si le trésor de Kamylk Pacha, gardé par le double V étincelant de Cassiopée, n’était pas ce qu’on croit ?
Examinons de plus près la relation entre Enogate et Juhel. Ils s’aiment et veulent croiser leurs latitude et longitude, c’est-à-dire se marier. D’ailleurs Enogate n’est-elle pas « charmante avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, sa fraîche carnation, sa physionomie intelligente, sa grâce naturelle » (1, IV) ? Mais maître Antifer refuse ce mariage, espérant faire de Juhel un prince et d’Enogate une princesse, ce qui ne manquerait pas d’arriver après la découverte promise du fabuleux trésor. Mais le messager de Kamylk-Pacha n’arrive jamais. Antifer finit alors par accepter ce mariage à contrecœur. Une date est proposée par Juhel au 5 avril 1862, ce qui est jugé bien trop hâtif pour Pierre-Servan-Malo Antifer : « Dans huit semaines ?... Pourquoi pas dans huit jours... dans huit heures... dans huit minutes ?... » (1, V).
Maître Antifer y consent finalement mais à la condition expresse que le messager de Kamylk-Pacha attendu en vain depuis vingt ans ne lui amène pas enfin « sa » longitude. Évidemment ce qui devait arriver arrive et le notaire Ben Omar accompagné de Nazim en qualité de principal clerc dudit notaire apporte ce précieux nombre. La divulgation de cette longitude entraîne de facto l’annulation du mariage au grand désespoir des amoureux :

Juhel ne parlait pas. Il allait et venait à travers la salle, croisant et décroisant ses bras, ouvrant et refermant ses mains. Soudain, le voici qui s’écrie :
- Après tout, il n’est pas le maître !... Je n’ai pas besoin de sa permission pour le mariage !... Je suis majeur...
- Mais Enogate ne l’est pas, fit observer le gabarier, et, en sa qualité de tuteur, il peut s’opposer... (1, IX)

Ce mariage contrarié rappelle celui de Claire Marie Duchesne, fille de Claire Estelle Julie Duchesne, maîtresse supposée de Jules Verne en 1862. On note aussi le portrait épouvantable que Verne dresse du premier clerc Nazim et du notaire Ben Omar. Or, Charles Duchesne, l’époux légitime d’Estelle, fut premier clerc à partir de 1854 puis notaire de 1857 à 1865. Charles Duchesne évoque d’ailleurs dans son testament cette année 1862 où se déroule le roman : « [...] tous les malheurs qui sont venus fondre sur [moi] depuis l’année Mil huit cent soixante-deux [...] » 10

Les pièces du puzzle commencent à se mettre en place. Continuons...

Nous avons vu que Verne explique clairement l’analogie entre Homme-Femme et Longitude-Latitude, le croisement des deux désignant ce charmant pays du mariage. Voyons donc ce qu’il en est du premier îlot :

Latitude = 24°59 = Mariage d’Estelle en 1859
Longitude = 54°57 = Mariage de Jules en 1857
Curieuse coïncidence... Une de plus... Mais continuons encore. Voyons ce que fait Pierre-Servan-Malo Antifer depuis 1857, l’année de mariage de Jules Verne...

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Mirifiques Aventures de maître Antifer cartonnage à la Mappemonde

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