[ LE MONDE DU TRAVAIL CHEZ JULES VERNE

Par Samuel Sadaune

"La vie y est assez monotone [à Nantes], et sans le travail, on ne saurait trop que devenir. Tu comprendras plus tard, si tu ne l’as compris déjà, que le travail est tout, et si tu veux jamais avoir l’indépendance, c’est à lui qu’il faudra la demander. [...] Je te donne l’exemple d’un travail acharné, suivi, il faut que tu m’imites, et je compte que tu le feras."

(Jules Verne à son fils Michel, 18 mai 1878)

Au moment où certains Français semblent résolus à s’étriper pour savoir si la Loi Travail est un instrument de progrès ou de régression, il peut être intéressant d’examiner comment la notion de travail est abordée dans les Voyages extraordinaires.

Séparons tout d’abord le labeur en deux grandes catégories : le travail en entreprise, ou industriel, d’un côté, le travail libéral et artisanal de l’autre

Le travail industriel n’est pas absent des Voyages, loin de là : sans même parler des Cinq Cents Millions de la Begum avec Stahlstadt, notons les nombreux chantiers de Liverpool dans lesquels on construit des navires qui vont servir à transporter les héros de l’histoire en cours. Toutefois, ces industrieux personnages restent confinés dans la métonymie de la foule ou, pire, derrière la silhouette d’une usine, ou même de fumées sortant d’une cheminée d’usine, aperçues de la fenêtre d’un train. C’est notamment le cas dans Voyage en Angleterre et en Ecosse, ce prélude au grand cycle. Mais c’est peut-être le début d’Une ville flottante, avec cette armée d’hommes qui luttent avec la machine. On remarquera toutefois que, fréquemment, un homme se détache de cette armée et se retrouve seule face au Titan industriel, et meurt accidentellement, comme s’il avait été vaincu par un monstre. On distingue là une vision « mythique et moderne », pour reprendre les termes suggérés par Mme Simone Vierne, à qui le BSJV n°192 rend hommage.

On voit que Jules Verne ressent le besoin d’utiliser la métaphore et le mythe pour parvenir à rendre compte d’un univers industriel que, finalement, il connaît peu. Il est plus à l’aise avec l’autre grande catégorie laborieuse : celle qui englobe les professions libérales et artisanales

Ces deux professions se retrouvent régulièrement côte à côte dans les nombreuses micro-sociétés qui se mettent en place dans les romans verniens.

On remarquera tout d’abord que vis-à-vis du travail, la population des personnages verniens se divise en trois, telle la Cité platonicienne. Il y a tout d’abord l’élite scientifique, qui certes n’est pas inactive, qui se déplace même beaucoup, mais dont la tâche consiste principalement à observer, relever, annoter, comprendre et expliquer. C’est exactement ce que fait le professeur Aronnax dans Vingt mille lieues sous les mers.

Puis, nous avons la classe intermédiaire des ingénieurs, des médecins, des officiers, des journalistes, des artistes. Ils ont une profession noble mais pas forcément la même sagesse que l’élite. Ainsi le capitaine Nemo est à la fois un prince, un officier, un ingénieur. Mais, bien que fort cultivé, il lui manque le recul philosophique d’un Aronnax pour vaincre ses mauvais démons. En dépit de ses nombreuses qualités, l’absence de sagesse le conduira, avec son équipage et son Nautilus, vers la catastrophe. Cette sagesse, il l’acquerra finalement dans L’Île mystérieuse.

Enfin, il y a le travailleur manuel, tel, toujours s’agissant de ce roman, Ned Land, mais aussi le gros de la cohorte de personnages verniens. Marins, chasseurs, soldats, ouvriers, pêcheurs, commerçants, ils s’activent, fabriquent, trouvent, échangent, détruisent parfois. Ils ont un employeur (un chef d’entreprise, l’État) ou sont leur propre employeur.

S’ajoute à cela le cas très particulier du domestique : à nouveau, Vingt mille lieues nous présente un parfait prototype, avec Conseil. Et on retrouve à nouveau l’idée que sans la sagesse de l’élite, toutes les connaissances sur les poissons qu’empile et cite par cœur Conseil ne lui sert de rien, puisqu’il est incapable de reconnaître visuellement un de ces animaux.

Le travail représenté dans les romans verniens tient donc plutôt de l’organisation nécessaire pour la survie de micro-sociétés, sans d’ailleurs que celles-ci soient obligatoirement des robinsonnades. En réalité, les personnages totalement solitaires ne travaillent pas dans le sens moderne du terme, ils cherchent d’une façon ou d’une autre de la nourriture, sans que l’on sache vraiment comment ils s’y prennent. Mais dès l’instant ou deux êtres se rencontrent, un travail s’organise.

Ce qui est sûr, c’est qu’il soit manuel, industriel, en groupe ou solitaire, le travail chez Jules Verne a toujours pour but la réalisation de quelque chose. Et, surtout, plus particulier, la réalisation de quelque chose d’inédit : la fabrication en masse n’est guère présente dans l’univers des Voyages. Un indice montre d’ailleurs le peu d’intérêt de Jules Verne pour le produit manufacturé : l’utilisation négative qu’il fait du mot « standardisation ». Standard-Island, ne l’oublions pas, est le nom porté par l’île à hélice, du roman du même nom. De plus, dans plusieurs romans (notamment Clovis Dardentor), il est question de la terre qui se standardise ! Les gens se ressemblent tous d’un point à l’autre de la planète. On peut imaginer la crainte de Jules qu’il en soit de même pour les inventions.

L’autre élément de curiosité apporté par L’Île à hélice, c’est que le travail envahit toutes les sphères sociales. Ainsi, un roi se retrouve dans l’obligation de donner des cours d’astronomie, cependant que les membres du Quatuor Concertant deviennent eux aussi des salariés. Tout ce qui, autrefois, échappait à la notion de travail, autrement dit la noblesse et l’art, est désormais rattrapé par un phénomène laborieux qui, selon Verne, s’industrialise de plus en plus pour ne plus profiter à personne. L’explication vient du fait que la notion de confort disparait. Le Nautilus était le bien d’un être, Nemo, alias le prince Dakkar. Standard-Island est celui de la classe la plus riche et la plus possédante des États-Unis, mais ils sont néanmoins bien nombreux à se la partager. Le bilan des Voyages extraordinaires, c’est cette impression qu’au fil des décennies, le travail se généralise et se démocratise, mais de moins en moins de personne en tirent un profit personnel.

Il ne faudrait pas en conclure que Verne ait une vision marxiste du travail. Disons plutôt que le partage idéal du travail, façon L’Île mystérieuse, qui permettait à chacun de se mettre en valeur, de prouver son utilité dans le groupe, n’a plus cours. Désormais, chacun remplit sa tâche dans l’anonymat le plus complet et sans forcément que celle-ci permette d’utiliser le potentiel de chaque individu. A la société utopique de L’Île mystérieuse succéderait donc la très dystopique Île à hélice ? Il ne faut cependant pas oublier que dans la première « île », les cinq personnages sont tous des élus, rassemblés autour du prophète Cyrus Smith. Dans la deuxième « île », chacun a sa place, même si cela le conduit à l’anonymat de la standardisation.

bulletin de la société jules verne

192 Août 2016

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