[ Jules Verne et les hommes inflexibles.

Par Samuel Sadaune

Notre actualité est régulièrement envahie par ces deux termes : flexible, inflexible. Il faut plus de flexibilité… il s’est montré inflexible ! Selon les gens, les deux termes peuvent être tour à tour laudatifs ou péjoratifs. D’une certaine manière, notre monde est constamment victime de cette inflexibilité, par différents aspects qu’il n’est nul besoin de rappeler ici.

Aborder sous l’éclairage vernien l’inflexibilité peut être une façon de l’illustrer. Mais en réalité, elle apporte surtout une information sur la manière de travailler de l’auteur des Voyages. On constate, en observant ainsi un type de caractère, de quelle manière Verne sait le faire évoluer par petites touches d’un roman à l’autre : si Balzac sut peindre les classes sociales, Verne (en cela très proche de Dickens) sut décrire les caractères. Comme pour tant d’autres thèmes, Verne adore en détacher, en développer toutes les nuances, toutes les variantes, et en apporter une version dans ses différents romans.

L’inflexibilité peut être un état d’esprit. Autrement dit, on s’appuie sur quelques principes pour mener une existence, une mission institutionnelle ou une mission scientifique. C’est sans doute la façon la plus saine (et peut-être la seule façon saine) d’être inflexible. C’est peut-être justement parce qu’il est de ce fait moins spectaculaire que c’est la situation qui apparait le moins fréquemment dans l’œuvre vernienne. Souvent, d’ailleurs, il s’agit d’un groupe d’individus qui refusent de se laisser détourner, à cause d’événements, de leur tâche : des conseils plus ou moins improvisés qui se réunissent et doivent prendre une grave décision (Les 500 millions de la Begum par exemple). Mais on peut rattacher à cette catégorie le jeune Gordon, élu chef bien malgré lui parmi les jeunes naufragés de Deux Ans de vacances.

Mais l’inflexibilité peut être également issue d’une obsession ou d’une obstination, voire d’une intransigeance. Contrairement à l’inflexibilité due à un état d’esprit, qui peut être quittée comme on retire un vêtement, l’obsession, l’obstination et l’intransigeance sont imprégnés dans la personnalité et le caractère d’un personnage.

Le roman qui parle le mieux de l’intransigeance est sans aucun doute La Maison à vapeur. Deux hommes, historiques de surcroît, le colonel Munro et Nana Sahib, qui ont pourtant d’indéniable qualités, poussent l’inflexibilité et l’intransigeance jusqu’à la cruauté la plus abominable. Leurs victoires ne sont finalement que des défaites.

J’en profite pour signaler une catégorie très particulière de personnages dont l’inflexibilité n’a aucune répercussion : ce sont les subordonnés. Leur inflexibilité consiste surtout à obéir quoiqu’il arrive à leur chef. Je pense donc à MacNeil, ordonnance du colonel Munro, mais aussi au sergent MacNabb, le second de Jasper Hobson (Le Pays des fourrures). Il semble qu’il faille être Ecossais pour être dans un tel état d’esprit (résurgence des fameux gardes écossais du roi Louis XI, dont serait issue la famille maternelle de Verne ?)...

Regardons nos séries d’inflexibles : il y a de nombreux personnages farouches : Ahmet, la mère de Hadjar, dans L’invasion de la mer ou Wilhelm Storitz, ou encore Mathias Sandorf, qui sont poussés par l’esprit de revanche ou de vengeance dont rien ne saura les détourner (en tout cas en apparence s’agissant de Mathis Sandorf). Souvent, ces personnages sont résumables en un trait de caractère, ils n’existent que par et pour ce désir de vengeance. Pourtant, chacun de ces trois êtres vit une passion dévorante pour un être, que ce soit un fils ou une femme, mais finalement, cette passion n’est que le moteur de ce désir inflexible de vengeance et on finit par ne plus savoir si c’est le caractère farouche qui provoque une telle passion, ou l’inverse. On peut mettre dans cette catégorie Rip (Famille sans nom), qui poursuite sa proie, Jean-Sans-Nom, jusqu’à la mort. Même s’il y a officiellement une motivation financière, c’est la folle obstination du chasseur qui influe sur Rip. Une exception, toutefois : le capitaine Nemo. Son désir terrible de vengeance ne l’empêche pas d’avoir d’autres centres d’intérêt, ce qui en fait un personnage à la fois si terrible et si attachant sur lequel il n’est pas besoin de revenir ici.

Faut-il parler de la liste interminable des obsédés ? Du capitaine Hatteras, qui rêve du Pôle jour et nuit, à Jos Merritt, obnubilé par ses chapeaux (Mistress Branican), en passant par Len Guy qui veut retrouver son frère et Pym (Le Sphinx des glaces), ou Ben Raddle qui veut trouver de l’or (Le Volcan d’or), les motifs les plus nobles se mêlent à ceux les plus délirants, témoins de la capacité de Jules Verne à passer de la gravité à l’humour.

Bien autre chose est la détermination. Elle est d’autant plus efficace qu’elle peut être flexible. Le tout est que cette flexibilité ne soit pas un aveu de faiblesse, mais une adaptation à une situation précise. Il ne faut donc pas confondre détermination et inflexibilité (qui se rapprocherait de l’obstination) Le premier fait songer à Michel Strogoff, le second à Hatteras ; le second mène à la catastrophe et à la folie, le premier aboutit à un mariage et une mission réussie.

En revanche, cette statue d’airain que semble être Phileas Fogg, plein de détermination, n’est pas inflexible : il n’hésite pas à prendre le risque d’un accident en allant sauver la princesse Aouda. Risque calculé : il ne peut de toute façon pas avoir de moyen de transport avant longtemps. Mais il aurait pu, dans cet accident, perdre à la fois la vie et… plus grave, son pari ! A contrario, l’inspecteur Fix, qui le pourchasse à travers la planète entière, pourrait être considéré comme un obstiné incapable de prendre du recul par rapport à sa proie et s’obstinant coûte que coûte à poursuivre Fogg. Mais cette obstination a surtout pour rôle, aux yeux de son créateur, d’apporter la touche comique à cette histoire qui nous présente plus des caricatures de personnages, destinés au théâtre, que des éléments psychologiques.

Et c’est bien parce qu’il apparait dans un roman théâtral, entièrement basé sur des dialogues et coup de théâtre, que le héros éponyme de Kéraban-le-Têtu s’avère sans doute le plus inflexible de tous les personnages de Jules Verne. Une inflexibilité tonitruante, à grand spectacle, qui veut se faire remarquer et marquer le coup. Ce n’est pas là seulement de l’entêtement: mais bien un rôle que s’est attribué ce Kéraban, qui a sa fierté, mais surtout sa réputation à sauvegarder. C’est peut-être là aussi ce qui motive bien des hommes inflexibles présents dans les médias.

Robur-le-Conquérant illustration: George Roux

bulletin de la société jules verne

195 Novembre 2017

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